Les valeurs fondamentales et théoriques de l’Atelier des Jours à Venir


L’Atelier des Jours à Venir est une société coopérative d’intérêt collectif qui a été créée en 2011, il s’agit d’une coopérative de recherche et d’enseignement. Elle réalise des formations universitaires et de la formation continue pour renforcer la réflexivité et la responsabilité des étudiant·es et des chercheur·euses scientifiques. Depuis 2013, elle développe le programme Nouveaux Commanditaires – Sciences, au départ avec le soutien de la Fondation de France et aujourd’hui selon ses propres ressources.

Au travers de l’explicitation de nos valeurs fondamentales et de notre ancrage théorique nous cherchons à éclaircir notre positionnement et la raison d’être de l’AJV.


Des valeurs épistémiques :

Nous ancrons nos pratiques dans les épistémologies féministes et décoloniales.
Les épistémologies féministes regroupent un ensemble de travaux portant sur les conceptions et pratiques de production des savoirs, et sur la manière dont elles désavantagent les groupes subordonnés. En s’appuyant sur une critique du modèle positiviste de la science, ces épistémologies mettent notamment en évidence que les savoirs sont toujours produits depuis des points de vue situés (standpoint). La connaissance située est une notion conceptualisée par la biologiste et philosophe féministe Donna Haraway en 1988 en réaction contre la conception dominante de l’objectivité scientifique selon laquelle le savant pourrait « tout voir de nulle part », et en réaction contre le relativisme qui ruine les prétentions de l’objectivité en mettant à égalité toutes les opinions. La connaissance située suppose de s’interroger sur la position du sujet producteur de la connaissance, sur les limites de sa vision, sur les relations de pouvoir dans lesquelles il s’inscrit. C’est en prenant conscience de la position du savant et du « lieu d’où il parle » que l’on a des chances d’atteindre une plus grande objectivité.[1] Les épistémologies féministes défendent ainsi la reconnaissance et prise en compte du caractère situé de la recherche, et invitent à une multiplication des points de vue depuis lesquels la connaissance est produite. (Haraway, 1988[2] et Harding, 2015[3]). En effet, toujours selon ces études, une diversité de personnes génèrent une diversité de « points de vue », de façons de poser des questions et de s’intéresser à des sujets d’étude. C’est alors cette cumulativité des points de vue situés qui permet d’approcher une plus grande objectivité, qui n’est plus seulement basée sur la rationalité des chercheur·euses seul·es.

Ces questions se sont élargies au-delà de la question du féminisme à d’autres groupes subordonnés et sont plus globalement incluses dans les épistémologies dites décoloniales. C’est en effet une minorité blanche, occidentale et masculine, non représentative de la diversité des groupes sociaux, qui a le plus souvent décidé de ce qui faisait un bon sujet de recherche et de ce qui était rigoureux (De Sousa Santos, 2000/2003[4]). Les épistémologies féministes et décoloniales des sciences ont ainsi pointé l’écueil que cela représente, tant en termes de valeurs fondamentales d’égalité dans l’accès aux métiers scientifiques qu’en terme de production de connaissance.

Les épistémologies féministes et décoloniales ont donc la particularité de vouloir considérer une pluralité de savoirs – savoirs situés, expérientiels, professionnels, endogènes, intimes, relationnels, tacites, pratiques, corporels, culturels, etc., tout comme nous le souhaitons à l’Atelier des Jours à Venir. Il reste néanmoins rare que ces questions épistémiques soient au centre de la réflexion des chercheur·euses. Il est également souvent difficile pour des personnes se considérant extérieures au milieu académique de reconnaître et réussir à valoriser leurs propres savoirs. Un des rôles primordiaux des médiateur·ices NC-S est donc de faire opérer une prise de conscience collective, du côté des chercheur·euses comme de celui des commanditaires, de la valeur ajoutée et de l’intérêt de considérer cette diversité de savoirs.


Une valeur politique : faire exister certains sujets de recherche émanant des commanditaires dans l’espace scientifique, donc dans l’espace public et donc politique

Dans les recherches participatives que nous accompagnons, l’expression de la nécessité de la connaissance à produire revient aux commanditaires. Ceci contraste avec la pratique majoritaire au cours de l’histoire des sciences selon laquelle les scientifiques eux·elles-mêmes décident des sujets à investiguer, ou répondent aux demandes des puissances politiques, économiques et militaires. La grande majorité des recherches participatives ne renversent pas cette façon de faire. Ce sont les scientifiques et leurs organismes de financement qui décident des sujets sur lesquels une collaboration est possible et qui déclinent des dispositifs de dialogue et de collaboration (par exemple en demandant aux habitant·es de collecter des données pour un recensement de la biodiversité ou en souhaitant les impliquant dans des comités de pilotages sur des études de santé).

Le protocole des NC-S, en permettant aux commanditaires de porter leur propre question de recherche, soutient que ce ne sont pas que les chercheur·euses qui peuvent apporter des hypothèses et des réflexions, affirmant ainsi que le droit aux connaissances n’appartient pas qu’au monde académique et que chaque personne, chaque groupe d’individu est légitime de porter une question de recherche. Le protocole des NC-S permet ainsi à chacun et chacune de prendre conscience de ses propres savoirs, de ses propres compétences et de nourrir la recherche depuis leur position particulière. Cette valeur politique ancre une fois de plus notre protocole dans les épistémologies féministes et décoloniales dans le déplacement qu’il opère en légitimant la participation des commanditaires à la recherche.


Une utilité sociale : lien avec des communautés sensibles ancrées dans un territoire permettant des productions scientifiques adaptées

Le protocole des NC-S valorise l’utilité sociale des démarches engagées, en ancrant les questions de recherche dans le quotidien des commanditaires, s’assurant ainsi que la production de connaissance soit située. Pour cela les médiateur·ices s’appuient notamment sur des méthodes d’auto-description telles que préconisées par Bruno Latour dans plusieurs de ses travaux. Ce dernier part en effet du constat que le territoire du XXIème siècle est un territoire abstrait et multiple, d’où notre difficulté à le décrire, à le visualiser et à le représenter. Il propose ainsi d’expérimenter une méthodologie de description de ce territoire à partir du terrain de vie (ou territoire de subsistance) de chacun·e d’entre-nous (Latour, 2017 et consortium « où atterrir »)[5]. Nous adaptons ces méthodes au protocole des NC-S afin notamment d’ancrer les questionnements des commanditaires dans leur propre “terrain de vie” et ainsi opérer une transformation tant sur le collectif de commanditaires que parfois plus largement sur la société.

En outre, le protocole des NC-S s’attache à porter une attention particulière aux groupes sociaux historiquement marginalisés. C’est, en effet, en leur donnant la parole et la possibilité de mener une recherche d’un bout à l’autre que le protocole des NC-S accompagne ces groupes dans un projet émancipatoire contre l’hégémonie de certains modèles de scientificité. Le protocole des NC-S se positionne donc également contre les injustices et les inégalités comme projet de refonte des manières de faire de la science « par le bas » (Godrie & Dos Santos, 2017)[6]. Accordant une grande importance à ce que chacun·e puisse se sentir habilité à produire de la connaissance et soit reconnu·e comme tel.

Enfin, le fait de mener une recherche située permet de pallier une recherche académique que l’on peut qualifier de « hors sol ». Par « hors sol », nous entendons des recherches menées dans les laboratoires de recherche et donc généralement loin de la réalité quotidienne des personnes concernées par le sujet de recherche. Les chercheurs et chercheuses ont en effet tendance à s’enfermer dans leurs pratiques et sont rarement directement impliqués comme sujets de leurs propre recherche arguant d’une fausse « neutralité» ou alors prétextant de leur attachement à « l’objectivité » qui pourtant n’est en rien mis à mal par leur subjectivité (au contraire ces épistémologie considère que les subjectivités multiples viennent renforcer l’objectivité). Les recherches menées ne permettent alors pas forcément d’imaginer et de comprendre les conséquences concrètes et plus ou moins directes de ce qu’ils et elles étudient. En donnant la parole aux personnes directement concernées, le protocole des NC-S permet ainsi de sortir de cet entre-soi académique, reconnaissant chacun·e comme producteur·ice légitime de connaissance.


[1] “Connaissance située”, Wikipédia, url : https://fr.wikipedia.org/wiki/Connaissance_situ%C3%A9e, consulté le 21 mai 2024.

[2] Haraway D., 1988, “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective”, Feminist Studies, 14(3), 575-599.

[3] Harding S., 2015, Objectivity and Diversity: Another Logic of Scientific Research, Chicago, The University of Chicago Press.

[4] De Sousa Santos B., 2000/2003, Épistémologies du Sud, Paris, Desclée de Brouwer.

[5] Des ateliers d’orientation en politique avec des groupes de citoyens-experts basés sur l’autodescription ont été créés et entrepris à partir du livre de Bruno Latour : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. (Paris, La Découverte) par le consortium où atterrir.

[6] Godrie B., Dos Santos M., 2017, “Présentation : inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance”. Sociologie et sociétés49(1), 7-31.